L'HOMME ET SON CHIEN
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Elisabeth de Fontenay :
« Pour être humain, il faut aimer les hommes et les animaux »
Sommes-nous des animaux comme les autres ?
Pour mieux comprendre le propre de l’homme, la philosophe Elisabeth de Fontenay se penche sur le règne animal et éveille nos consciences. Entretien salutaire.
Notre rapport aux animaux questionne notre vulnérabilité et notre humanité tout entière
Entre mille autres sujets, la philosophe Elisabeth de Fontenay s’intéresse à la question animale. Sa pensée nous montre comment notre rapport aux animaux questionne notre vulnérabilité et notre humanité tout entière.
En janvier prochain, sortira la réédition de son œuvre majeure, « Le Silence des bêtes » (Points Seuil).
En attendant, cette philosophe déroutante et caustique est arrivée à nous convaincre que l’homme est bien un animal, mais dans le sens de cette phrase de Erich Fried qu’elle cite souvent : « Un chien qui meurt, qui sait qu’il meurt comme un chien, et qui peut dire qu’il meurt comme un chien, est un homme. »
« Que nous le voulions ou non, nous ne pourrons plus faire l’économie de la question animale »
ELLE. On a l’impression que la question animale revient en force dans la société... Même ELLE fait un numéro spécial ! Est-ce une bonne nouvelle ?
Elisabeth de Fontenay. J’aimerais que cet intérêt soit le signe d’une évolution profonde de la société, bien que cette inflation me fasse craindre parfois que ce ne soit seulement une mode. Mais, que nous le voulions ou non, nous ne pourrons plus faire l’économie de la question animale.
Ne serait-ce que parce que la contagion entre les espèces nous menace, comme la crise de la vache dite folle l’a prouvé, et que nous devenons de plus en plus conscients d’une communauté des vivants, d’une communauté de destin entre l’homme et l’animal.
ELLE. Qu’est-ce que l’étude des primates, avec lesquels nous partageons 98 % de patrimoine génétique, a apporté à la théorie de l’évolution de Darwin que l’on appelle désormais la « théorie synthétique de l’évolution » ?
Elisabeth de Fontenay. Les découvertes récentes de la génétique et des neurosciences, associées à la primatologie et à l’éthologie, confirment la théorie de l’évolution. Par-delà l’observation et les intuitions de Darwin, elles offrent la preuve d’une continuité sans faille entre les animaux et les hommes.
ELLE. Ce qui doit beaucoup contrarier les créationnistes dont l’influence est telle aux Etats-Unis que beaucoup de manuels scolaires prennent en compte la théorie de la création du monde par Dieu...
Elisabeth de Fontenay. C’est en effet un mouvement puissant d’intégristes et d’obscurantistes. La Genèse est un récit magnifique de l’origine du monde, et nous en avons tous hérité, mais certains croyants prennent la Bible à la lettre.
Des gens plus avertis parlent maintenant de l’« intelligent design », du « dessein intelligent » : Dieu n’a certes pas créé l’univers, mais il existerait un mystérieux grand projet.
Autre manière de ne pas accepter vraiment cette blessure narcissique infligée par la théorie de l’évolution à l’humanité, dont parlait Freud. Car l’évolution est buissonnante : des rameaux meurent, d’autres se développent et l’on ne sait pas où va cette prolifération.
Le grand apport de Darwin a été d’affirmer que tout s’est créé dans un mélange de hasard et de nécessité et qu’il n’y a aucun but, aucune finalité. Ce constat fait partie de la théorie synthétique de l’évolution... Et c’est très angoissant.
« Les animaux connaissent autant, voire plus, que nous stress et angoisse. »
ELLE.cette angoisse n'est-elle pas, justement, ce qui nous distingue des animaux ?
Elisabeth de Fontenay. Les animaux connaissent autant, voire plus, que nous stress et angoisse. Mais il est vrai que seuls les hommes se demandent « D’où venons-nous ? Qui sommes-nous ? Où allons-nous ? » Ce questionnement a été rendu possible par le langage et l’histoire, qui constituent la singularité humaine. Les primatologues (qui observent des primates) constatent une organisation sociale entre mâles et femelles, ils les voient capables de réconciliations, de ruses et de manœuvres de toutes sortes. Mais ces grands singes ne sont pas capables d’analyser et de réorganiser différemment leurs sociétés. En d’autres termes, ils ne pourront jamais faire la Révolution française ! C’est pourquoi les luttes humaines et même les conquêtes de territoire ne sont pas explicables sur le modèle des conflits entre animaux. Les hommes, eux, font leur histoire et sont faits par elle.
ELLE. Peut-on parler de l’intelligence comme étant le propre de l’homme ?
Elisabeth de Fontenay. Non, ce n’est pas la possibilité de raisonner qui fait la différence entre les hommes et les animaux mais, comme certains philosophes l’ont montré, la capacité de tenir des discours et de changer la société par la parole. Et puis, l’évolution, chez les hommes, ne relève pas seulement de l’histoire naturelle, elle se fait par la transmission des acquis culturels. Ce qui n’est pas le cas chez les animaux. Quand on apprend aux primates à communiquer, au moyen d’un ordinateur ou de la langue américaine des sourds-muets, ils transmettent à leurs jeunes ce qu’ils ont appris et ils communiquent entre eux, certes, mais ils restent enfermés à l’intérieur de limites sans doute infranchissables.
« Darwin, lui-même, demandait qu’on élargisse le cercle de la compassion altruiste. »
ELLE. Pour revenir aux primates, faut-il, comme le demandent certains, étendre les droits de l’homme aux grands singes ?
Elisabeth de Fontenay. C’est ce que réclament aujourd’hui la plupart des primatologues.
Dans un premier temps, cette idée m’a émue. Ensuite, je me suis dit qu’elle était contre-performante et qu’elle allait braquer les meilleures volontés.
Mais s’y opposer ne signifie pas qu’on n’accorde pas de droits à ces chimpanzés, gorilles, orangs-outans et bonobos qu’il faut impérativement soustraire à l’expérimentation et à la chasse et dont il faut préserver l’habitat : simplement, il n’est pas besoin de recourir aux droits fondamentaux pour atteindre ces fins.
Le chantier des droits de l’homme ne sera pas achevé tant qu’on n’aura pas accordé des droits spécifiques aux vivants sensibles, du moins aux mammifères et aux vertébrés. Darwin, lui-même, demandait qu’on élargisse le cercle de la compassion altruiste. L’animal doit être considéré comme le plus autrui des autruis, ce qui mène obligatoirement à reconnaître qu’il a des droits moraux qui excèdent largement ses droits légaux actuels.
ELLE. Droits à quoi ?
Elisabeth de Fontenay. Au bien-être et à un certain bonheur de vivre. Prenons l’exemple des animaux d’élevage. Même s’ils ne représentent, pour le droit civil, que des biens meubles qu’on tient à distinguer rigoureusement des personnes, nous savons de plus en plus sûrement par l’éthologie qu’ils sont les sujets d’une vie, qu’ils expriment des désirs, des intentions, qu’ils ont des attentes, des souvenirs, une certaine conscience d’eux-mêmes, une biographie même parfois, et surtout qu’ils souffrent... On doit se référer à cette échelle de capacités pour établir leurs droits. Et ne pas oublier que les normes de bien-être animal doivent aussi prendre en compte l’appartenance à une espèce, voire à une race. On peut résumer tout cela d’un mot : sauvegarde de l’intégrité.
« Justement, je ne suis pas une militante mais une philosophe »
ELLE. Les animaux ont-ils le droit à la vie ?
Elisabeth de Fontenay. C’est la grande question. Et je vous avoue que je ne sais pas comment y répondre. Car, dès lors qu’il s’agit d’un animal élevé dans le but de nourrir les hommes, il est contradictoire de lui reconnaître le droit à la vie. C’est pourquoi, avec un manque de radicalisme qui ne fait pas honneur à mon courage, je me dis que, si les animaux n’étaient plus enfermés dans le cadre effroyable des élevages intensifs et de l’industrie agroalimentaire, s’ils étaient nourris dans des vraies fermes et mis à mort dans de petits abattoirs, ce serait plus supportable de leur prendre leur vie. Evidemment, avec cette utopie réformiste, je m’éloigne des végétariens et des végétaliens dont j’admire par ailleurs l’exigence.
ELLE. Vous mangez de la viande ?
Elisabeth de Fontenay. Oui, mais très peu, et surtout parce que je ne sais pas cuisiner !
ELLE. Ce n’est pas une raison suffisante pour la philosophe que vous êtes !
Elisabeth de Fontenay. Justement, je ne suis pas une militante mais une philosophe qui, je le reconnais, n’a pas de raisons philosophiques de continuer à manger de la viande. C’est pour moi, en réalité, une affaire de sociabilité. J’aurai, dans ma vie, additionné suffisamment de marginalités pour ne pas ajouter encore celle-là. Si j’étais végétarienne, je me retrancherais de la communauté des êtres humains, en tout cas de celle de mes proches. Je n’en ai pas envie du tout. Mais, je le répète, je ne suis pas fière de la contradiction flagrante, à ce sujet, entre ce que je pense et ce que je fais.
« Cette façon de parler est scandaleuse. Car les bêtes les plus cruelles sont innocentes. »
ELLE. On dit « manger comme un porc », être « bête comme un âne », « faire l’amour comme un lapin », ces comparaisons sont rarement flatteuses...
Elisabeth de Fontenay. On dit même de certains crimes qu’ils sont bestiaux... Cette façon de parler est scandaleuse. Car les bêtes les plus cruelles sont innocentes. Seul un acte commis par un homme ou une femme peut être dit « bestial ». Et aucun animal n’est « bête », puisque tout animal vise à persévérer dans l’être qui est le sien, et que chacun a un monde.
ELLE. Pour aimer les hommes, faut-il aimer les animaux, et pour aimer les animaux, faut-il aimer les hommes ?
Elisabeth de Fontenay. Pour être quelqu’un d’humain, il faudrait aimer les hommes et les animaux. Ce n’est pas une affaire d’amour, c’est un devoir absolu de considération et de respect pour les uns et pour les autres.